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Été froid et autres textes
d'Osip Mandelstam

PAR CLÉMENCE BOULOUQUE
[13 mai 2004]

«Souvent on écrit supplice, mais il faut lire : chant.» Avec cette phrase d'Osip Mandelstam s'ouvre la belle biographie que lui consacre Jean-Luc Despax. Nulle apologie du martyre n'est pourtant à soupçonner chez le poète, mort en 1938, victime de Staline, mais bien une élévation, dans son existence et ses cantilènes, qui en fait l'une des plus importantes figures du siècle. De son époque meurtrière, il a été la «mauvaise conscience», avance Jean-Luc Despax pour expliquer les modestes travaux biographiques jusqu'alors consacrés à celui dont le legs a été revendiqué par Celan et Brodsky.

Né en janvier 1892, élevé dans le ghetto de Saint-Pétersbourg, il vit d'abord sa judéité comme une dissonance, une mise à l'écart, ce qui le pousse à se convertir au protestantisme en 1911, avant de choisir de retourner à son héritage premier. Son lien à la langue est à l'image de son rapport à ses ascendances, c'est-à-dire déchiré.

Autodidacte, d'origine lettone, le père de Mandelstam mêle dans son parler un langage quotidien prosaïque à des tournures empruntées à la philosophie allemande, de sorte que son sabir fait osciller le poète entre un désir de mutisme et une tendance à l'hermétisme. La langue maternelle est, elle, limpide et musicale. L'éducation pétersbourgeoise de Mandelstam se fait au lycée Tenychev, fréquenté plus tard par Nabokov, et au coeur des soubresauts de la Russie d'alors où il assiste à la révolution de 1905 et se sent proche des socialistes-révolutionnaires....

Refusant les excès des futuristes et les lourdeurs du symbolisme expirant, il inscrit ses premiers pas poétiques auprès des acméistes. Un groupe dont le nom grec signifie «pointe de burin», et qui professe l'incisif et la vie, plus qu'une écriture savante. Publié en 1913, son premier recueil, La Pierre, est d'ailleurs ciselé de références à la Grèce et d'allégeances acméistes. Mais «déjà les pipeaux velus/ Chantent avec leur voix de bouc» : la Première Guerre mondiale éclate. Son aversion pour tout credo belliciste ne se démentira jamais. Réformé, Mandelstam part en Crimée soigner ses poumons, et y rencontre Marina Tsvetaieva. La poétesse le guide dans Moscou et l'égare, en lui inspirant des sentiments non partagés.

Après la révolution bolchevique, il est d'abord employé au commissariat à l'Instruction, envoyé dans les républiques du Sud, en proie à la guerre civile. Il y rencontre sa femme, Nadejda, grand amour et témoin de sa vie dans ses Mémoires, Contre toute espérance. Face à la montée de l'oppression, Mandelstam défend tous les poètes, même ses ennemis d'hier, et surtout une idée de la poésie.

Sa position devient précaire et s'engage une sorte de chasse à courre à travers l'URSS. Mandelstam se sait être une proie, certes, et c'est en conscience qu'il refuse de consentir aux compromissions confortables qui en auraient fait un chantre du régime. Mieux, ou pire, il claironne une épigramme contre Staline, qui signe sa fin. Ses protecteurs, Boukharine et Pasternak, ne pourront rien pour lui. Temporairement gracié, il est envoyé au goulag où il meurt, âgé de 47 ans....

Ses articles et ses pièces en prose, écrits entre 1921 et 1936, sont à découvrir dans un recueil aujourd'hui publié en français sous le titre «Un été froid». Ecrits pour des journaux alors que le pouvoir commençait à empêcher ses publications poétiques, les textes ont une tonalité commune, ourlée de fulgurances poétiques et ironiques, et des sujets multiples : chronique de Moscou à l'heure soviétique, reportage sur les funérailles de Lénine ou conférence internationale paysanne de 1923, évocation d'ambiances littéraires des années 1910 déjà lointaines, marchés aujourd'hui disparus (Soukharevka), tour d'horizon érudit et très personnel de la poésie russe, entre fidélité à Pouchkine et goût pour Akhmatova, impressions de voyage en Géorgie et critique du théâtre de Stanislavski.

Ses comptes rendus littéraires sont autant de prises de positions : il évoque les figures d'artistes confrontés aux dévoiements des révolutions. Ainsi rend-il hommage à Auguste Barbier, poète français, spectateur de 1830, pétri «de la sensation du contraste entre la puissance de l'ouragan qui avait déferlé et de l'indigence des résultats atteints». Sa prose et sa poésie, où résonnent la certitude d'être condamné et le devoir de ne pas se taire, font d'Osip Mandelstam l'illustrateur, le héraut, d'une langue rare. Que ses bourreaux ont échoué à transformer en langue morte.

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